CHAPITRE VIII

C’était un matin éclatant, plein de chaud soleil et du parfum de la terre fraîchement lavée. La rue où habitait ma sœur se trouvait dans une banlieue éloignée et ne comportait de maisons que d’un seul côté. De l’autre côté, il y avait un petit bois épais, dont les arbres, ce matin, étaient chargés de bonnes odeurs et d’oiseaux. Le printemps s’avançait. Bientôt, les jacarandas seraient en fleurs.

Je passai dans la salle de bains.

Par la fenêtre ouverte, je voyais Chester sortir sa voiture du garage pour déposer Johnny à l’école, sur le chemin du bureau, comme tous les jours. Sa voix montait vers moi, gaie, éclatante et comiquement féroce :

— Monte, petit voyou, ou je t’écrase !

Le gamin éclata d’un rire heureux – le rire des très jeunes enfants qu’on fait semblant de menacer :

— Pas vrai.

— Je te tire dessus avec ma mitraillette… Tac-tac-tac-tac-tac-tac… Tu es mort !

— Pas vrai ! Essaie de m’attraper, oncle Chet. Attrape-moi !

Il y eut un bruit de lutte, des rires et un petit cri excité quand l’enfant fut enlevé et balancé à bout de bras :

— Sale gosse ! Qu’est-ce que je t’aime !…

Je compris pourquoi mon beau-frère ne tenait pas à m’avoir chez lui.

Des portes claquèrent, les vitesses furent passées, la voiture partit dans un vrombissement. Une odeur de café et de bacon me parvint de la cuisine, et la voix de Fay qui fredonnait du Bach, dont elle était, depuis toujours, passionnée.

J’achevai de me raser.

La table de la cuisine était mise pour deux ; à travers le treillis de la porte, on voyait la véranda de derrière, inondée d’une lumière gaie, jaune citron.

— Tu veux combien d’œufs ? demanda Fay. Mon vieux, t’as l’air un peu vaseux, ce matin. C’est l’idée de ce travail avec Kevin qui t’embête ?

— Non, c’est plutôt que je ne me suis pas saoulé la nuit dernière. Chester prétend le contraire ?

— Ah ! Voyons ! (Elle posa les assiettes sur la table, alla prendre le journal du matin sur la véranda et s’assit en face de moi.) Il fait un temps délicieux. Sens-moi ce café ! C’est le seul moment de la journée où je puisse avoir l’illusion d’être une femme oisive. Les corvées n’ont pas encore commencé et les deux autres sont partis…

— Je les ai entendus partir.

Elle me lança un vif coup d’œil et reprit sa tasse de café.

— Je me demande si la pluie d’hier a fait des dégâts, dit-elle en posant sa tasse et en ouvrant le journal.

Elle aspira l’air convulsivement et la pause qui suivit fut lourde d’angoisse.

— Oh ! Mon Dieu !

— Fais voir.

— Non, Al. (Elle serra le journal contre sa poitrine.) Ça va te faire un coup…

Je lui pris le journal.

Un gros titre : Barry Kevin s’est tué. La page bordée de noir. Une photographie de Kevin, vieille de quinze ans, à l’apogée de sa splendeur.

En sous-titre : Deuxième vedette victime du virage de la mort, dans les montagnes.

Une photo de Claire illustrait la « tourne ».

Je repliai le journal et bus mon café, un peu ahuri. Fay emporta les deux assiettes intactes et passa dans la pièce voisine. Je lui en fus reconnaissant. Je repris le journal.

Morts tous deux de la même manière. Le journal commentait la chose abondamment. Tous deux avaient pris le même virage, plongé dans le même précipice, presque au même endroit, pour mourir dans les flammes.

Une photo de Karen Kevin, entourée de reporters devant la porte de la maison. Des photos de Kevin, dans divers rôles. « Ainsi un de nos plus grands acteurs dramatiques fait sa dernière sortie, ne nous laissant que le précieux souvenir… »

D’autres articles sur d’autres étoiles éclatantes, dramatiquement disparues. Dorothy Dell, Lupe Velez, Carole Lan-dis, Robert Walker, James Dean, le plus grand de tous. Et la courageuse et adorable Claire Dufferin. Un article spécial consacré à Claire Dufferin. Les journalistes n’avaient pu résister à la tentation.

C’était un quotidien de Hollywood. Jamais il n’y était fait mention du déclin de Barry Kevin ni de celui du cinéma. Kevin avait été aimé par tous les spectateurs des salles obscures, dans le monde entier. Les messages d’admirateurs affluaient de toutes parts. Ses anciennes épouses avaient tenté d’exprimer leur inexprimable chagrin. La veuve actuelle cachait ses larmes dans la grande et belle maison qui avait été son foyer.

L’enquête était prévue pour l’après-midi. Qu’il repose en paix… Mais, moi, je ne trouvai là aucun renseignement nouveau.

Je passai dans le hall et formai un numéro sur le cadran du téléphone.

— Mme Kevin, s’il vous plaît.

La voix qui me répondit était lugubre, tragique, celle d’une mauvaise comédienne :

— Je regrette, mais vous comprendrez qu’elle ne veut parler à personne. Je peux prendre un message ?

— Dites-lui qu’Alan Dufferin a téléphoné.

— Alan ! (La voix changea.) Quelle affreuse histoire ! Ma pauvre sœur !… Pourquoi ne venez-vous pas ?

— Peut-être plus tard, dis-je. Au revoir.

Je raccrochai.

Derrière moi, Fay me demanda :

— Un autre café ?

— Non, merci.

— Al, t’as l’air décomposé.

— Je te crois volontiers, dis-je.

Je pris ma voiture pour aller en ville. De temps en temps, je levais les yeux vers les montagnes. Le jour s’était assombri. Les rues étaient encombrées, pleines de fumées, de vapeurs d’essence, d’autobus touristiques faisant la tournée des studios de télévision. J’attendis le signal vert au coin de Vine, montai vers Western et tournai à gauche. Je m’arrêtai au-delà d’un poteau d’interdiction de stationner et pénétrai dans l’immeuble. La cabine de l’ascenseur était en bas. Je demandai :

— Miss Tweedy est là ? Troisième étage ?

Le liftier noir hocha la tête :

— Elle ne vient jamais le mercredi, monsieur. Le bureau est fermé toute la journée.

— Merci. (Je m’attardai.) Excusez-moi, mais pourriez-vous me dire si elle habite encore Wallace Street ?

— Non, monsieur. Elle a déménagé depuis plus d’un an, monsieur. (Il prit un petit carnet à couverture rouge dans la poche intérieure de son uniforme et en feuilleta les pages.) Elle habite maintenant à la résidence Penon, monsieur, dans Mortimer Street. L’appartement-terrasse.

— Merci. (Je lui offris un dollar.)

— Mais non, monsieur. C’est mon travail de renseigner les visiteurs. Je ne vous ai pas donné l’information dans l’espoir de gagner quelque chose. Je n’y ai pas droit. Mais je vous remercie quand même.

— C’est moi qui vous remercie.

Je retournai à ma voiture. Mortimer Street desservait un groupe d’immeubles de construction récente au-delà d’Edgewood, une longue suite de maisons de quinze étages, séparées du trottoir par des pelouses d’un vert émeraude, tondues si ras qu’elles évoquaient des tables de billard. Les immeubles avaient été construits à l’intention des stars de la télévision qui se déplaçaient sans cesse et avaient besoin d’un pied-à-terre. Il y avait des garages souterrains à rampes inclinées, des façades ornées de grandes baies vitrées. Apparence luxueuse et prix à l’avenant.

Je franchis des portes vitrées et dorées, surveillées par un amiral arménien, traversai un hall de vrai marbre et montai dans un ascenseur dont je pressai un des boutons. Un petit homme en jaquette sortit d’on ne sait où et agita les mains à mon adresse à travers la vitre. Mais la cabine montait et il disparut de ma vue. L’ascenseur ne faisait pas plus de bruit qu’un chat qui ronronne.

J’en sortis. Les murs du couloir privé étaient tendus de cuir dessinant des triangles rouges et noirs, ce qui me rappela les capitonnages de l’hôpital de Bellevue. J’appuyai sur la sonnette. Au fond de l’appartement, un carillon joua les premières mesures de Clochettes d’Ecosse. Puis j’entendis la sonnerie du téléphone. Je fis jouer l’air une fois, deux fois, trois fois. Le téléphone sonnait toujours. Mais, soudain, la porte s’ouvrit.

Sous la tignasse bleuâtre et ébouriffée, les yeux de Bertha me considéraient, grands comme des œufs sur le plat.

Vêtue d’une robe d’intérieur, pieds nus.

— Qu’est-ce que vous voulez ? (Puis, avec une grimace, elle s’exclama :) « Oh ma tête ! » et rentra dans la pièce.

Le téléphone était sur une petite table. Elle le décrocha brutalement et fit :

— Oh ! C’est vous, monsieur Tribblestitch. (Du moins, cela ressemblait à Tribblestitch.) Non, non, c’est un ami, il ne me fera pas de mal. Oui, eh bien, renvoyez le portier ! Et ne laissez plus monter les gens sans les annoncer, sinon je déménage.

Elle reposa le récepteur d’un geste violent et se tourna vers moi :

— Je comptais vous appeler, de toute façon, mais vous m’avez devancée, dit-elle. Attendez que je me chausse.

Elle monta le petit escalier desservant une galerie, sur laquelle ouvraient deux portes une chambre et une salle de bains, sans doute. Elle poussa l’une des portes et la referma sur elle.

J’examinai les lieux.

C’était une vaste pièce, dont une moitié était surélevée : tout au fond, sous la galerie, la porte donnant sur la cuisine, et une grande baie vitrée avec vue panoramique sur les montagnes. Une partie de la pièce était recouverte d’une moquette gris fumée, avec des filets rouges, et l’autre d’un tapis noir. Les chaises compensées, aux minces pieds métalliques, étaient recouvertes de fourrure blanc et noir. On eût dit que personne ne s’y était jamais assis. Sur les murs, il y avait un Braque, un Rouault et un Dufy.

Je pris la liste de distribution dans ma poche intérieure, la regardai, la remis en place. Puis je m’assis dans l’un des fauteuils et eus l’impression de tomber dans la cuvette des cabinets. Sur la table au-dessus noir, il y avait des cercles poisseux, deux verres sales et un cendrier rempli de mégots, les uns tachés de rouge à lèvres, les autres aux bouts brunis par la salive. J’étais en train d’allumer une de mes propres cigarettes, quand Bertha sortit de la chambre et referma la porte.

Malgré le coup de peigne et les pantoufles qu’elle avait aux pieds, elle gardait un petit côté débraillé. Tout en descendant l’escalier, elle buvait un bromo-seltzer, ce qui me permit de conclure qu’il y avait une porte de communication entre la chambre et la salle de bains.

— Ça va mieux, dit-elle en claquant des lèvres. J’en avais besoin. Alors, c’est la panique ? Me tirer du lit à une heure pareille ! Comment avez-vous su mon adresse ? Je ne suis pas dans l’annuaire.

— C’est le garçon d’ascenseur, au bureau, dis-je.

— William ? Il a eu tort. Je parie que vous avez été extrêmement poli. On le possède toujours avec la politesse.

— Il m’a fait l’effet d’un brave garçon.

— Il est très bien. (Elle posa son verre et se transforma soudain. Son regard se fit dur et brillant. Les vapeurs de l’alcool s’étaient dissipées.) Alors, Barry Kevin ? Qu’est-ce que ça donne ? Vous vous êtes entendus ?

— Il m’a demandé une adaptation de la vie de Cellini.

— Peu importe ce qu’il vous a demandé. Qu’est-ce qu’il vous a offert ?

— De l’argent.

— De l’argent ? Ce qui s’appelle de l’argent ? (Elle rayonnait.) Bon… C’est nous qui allons le voir ou c’est lui qui vient au bureau ?

— Ni l’un ni l’autre, dis-je. Il s’est tué la nuit dernière.

— Quoi ?

Elle me regardait, incrédule.

— C’est en première page. Accident de voiture. L’enquête aura lieu à trois heures, cet après-midi.

Elle s’humecta les lèvres, pressa son doigt recourbé contre l’arête de son nez, baissa la tête.

— Pauvre gars ! Pauvre ex-jeune premier ! dit-elle à voix basse. Il y a des jours où je déteste ce misérable métier.

Elle se redressa :

— Une enquête ? Ils vont peut-être vous convoquer comme témoin. Vous êtes l’un des derniers à l’avoir vu vivant, vous avez pu remarquer dans quel état d’esprit il se trouvait et tout ce qui s’ensuit… Ça ne vous ennuie pas ?

— Si.

— Vous avez sans doute raison, étant donné l’opinion des flics en ce qui vous concerne.

— Et celle du public, dis-je.

— Oui. Vous avez bien fait de venir me voir. Ecoutez… J’ai un bungalow sur la plage de La Playa, isolé de tout. Planquez-vous là-bas et faites comme si vous ignoriez sa mort. Vous êtes soi-disant parti travailler sur le scénario, tout de suite après votre conversation avec Kevin. Une fois l’enquête terminée, vous ne risquez plus rien.

— Merci, dis-je, mais je reste à Hollywood. Je vais circuler toute la journée pour qu’on ne puisse me mettre la main dessus.

Elle me lança un coup d’œil aigu.

— Il y a quelque chose d’autre qui vous tracasse ?

— Oui.

J’hésitai. Je regardai le Braque, le Dufy et la galerie au-dessus. J’examinai de nouveau les mégots dans le cendrier débordant. Là-haut, quelqu’un avait entrouvert la porte de la salle de bains de quelques centimètres.

Je dis à voix basse :

— Vous êtes seule, Bertha ?

Elle continua à me regarder. Son visage s’empourpra lentement. Le rouge de son front jurait avec ses cheveux mauves.

— Nous sommes amis, Al, mais n’abusez pas.

Je me levai.

— Je suis navré de vous avoir dérangée. Je me sauve.

— J’aime mieux ça.

Elle m’accompagna à la porte. Elle m’ouvrit même celle de l’ascenseur. J’y entrai et restai immobile un instant, hésitant à la quitter sans lui poser la question.

— Bertha, avez-vous entendu parler de Claire ces temps derniers ?

— Comment ça ?

— J’ai vu son écriture hier.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je n’en sais trop rien.

— Eh bien, si c’est important, revenez plus tard dans la journée, quand je serai seule, dit-elle.

Elle rentra chez elle et ferma la porte.

Je restai un moment indécis, puis appuyai sur le bouton pour descendre.

M. Tribblestitch attendait dans le hall, les mains sous la queue de sa redingote, un petit sourire sur son visage rose.

— Bonjour, monsieur. Je vous prie de me pardonner le coup de téléphone au sujet de votre visite, mais vous comprenez, bien sûr, qu’avec des…

— Bien sûr, dis-je. Miss Tweedy vous demande de lui monter les journaux du matin.

— Certainement, dit-il. Bonjour, monsieur.

Je m’assis dans la voiture pour réfléchir à Bertha. Barry Kevin l’avait qualifiée de vieille nymphomane, elle avait cette réputation, et cela pouvait expliquer qu’elle eût engagé un gars comme Hymie qui, de toute évidence, ne lui servait à rien à l’agence. Tout cela d’ailleurs ne me regardait pas. Je partis pour les collines.

Je ne suis pas très fort pour estimer l’importance d’une foule, mais il y avait là des milliers de personnes. Ils étaient tous venus en voiture et le convoi s’étirait sur deux bons kilomètres. Je ne pus approcher du lieu de l’accident. Les gens se poussaient, se bousculaient, des’enfants à demi écrasés hurlaient. Les dames toutes de noir vêtues avaient fait une sortie en force. L’une d’elles, gagnant de vitesse sur ses rivales, s’était hissée sur un monticule, d’où ses sanglots et ses lamentations pouvaient être perçus par le public. Le vendeur de cartes postales représentant Barry Kevin prétendait que c’était sa veuve. Je partis.

Passé les limites de la ville, je m’arrêtai à une cabine téléphonique et réussis à joindre la Gazette. Une voix me répondit que Ted Wilson n’était pas venu de toute la matinée, qu’il était d’ailleurs inutile qu’il revienne, qu’il était licencié. Quand je remontai en voiture, j’aperçus une fille qui ressemblait vaguement à Claire. Ce n’était pas Claire et je le sus immédiatement, mais mon cœur avait fait un bond.

Je partis à la recherche de Ted Wilson. Cela me prit des heures.